La Guerre Tombée du CielAuvergne-Rhône-Alpes seconde Guerre mondiale

La guerre intime 

Durant un conflit le combattant doit faire face à un environnement notoirement hostile. Le lien avec sa famille et ses proches de façon générale permet de garder une base affective essentielle pour décompresser, se motiver et ne pas sombrer dans l’incertitude et la dépression. Il est facile d’imaginer les millions de courriers qui ont transité du front vers l’arrière et ce pour chaque nation ayant pris part à la seconde Guerre Mondiale. De cet Everest épistolaire il demeure des traces conservées la plupart du temps dans les archives familiales jusqu’au moment où la perte de proximité et les générations se succédant vont livrer des correspondances jusqu’aux salles de vente ou aux étals des brocanteurs. C’est à ce moment que des collectionneurs sauvent de l’oubli et de la destruction ces reliquats d’intimité. Les renseignements sur les conditions de vie au front sont multiples même après passage de la censure. La rudesse des combats se mêle aux souhaits de réussite scolaire à destination des enfants ; on évoque ses blessures morales et physiques tout en demandant de plus amples renseignements sur l’état de santé de tel ou tel aïeul. Mais plus que tout ressort le lien très fort que le combattant entretient avec l’« âme sœur » qu’elle soit Mère, Épouse ou Fiancée. Il existe un intense partage des joies, des peines et des charges malgré la distance. Il s’agit de la création d’un lien de soutien mutuel qui ne peut que rarement se manifester matériellement et qui demeure dans les faits affectif, virtuel et parfois même spirituel.
Nous avons rencontré plusieurs des collectionneurs évoqués précédemment. Un d’entre eux, Monsieur Lionel Pastre, nous a permis de consulter des trésors sortis de l’oubli. Il n’est pas aisé de retrouver le contexte d’un récit épistolaire. Mais si celui-ci est correctement daté et accompagné de son enveloppe tamponnée avec les codes postaux militaires, l’unité d’origine et la trame de fond peuvent être connus. Ainsi un courrier a attiré notre attention puisqu’il émanait du service postal du II./KG 26 (préfixe L17271), unité qui nous intéresse depuis longtemps et à laquelle nous consacrons un chapitre dans notre ouvrage « La Guerre tombée du ciel » tome II. Dans un premier temps nous allons vous livrer la plus fidèle traduction du document puisqu’à l’origine il est écrit en allemand et pas forcément lisible dans son intégralité.

 

Courrier sur feuille simple, 2 pages
O.U. den 23.7.44

Meine liebste, kleine Frau!
Habe heute mal wieder U.r.D. also Nachtdienst darum gerade auch Zeit und möchte Dir deshalb auch ein paar Zeilen schreiben, sonst beschwerst Du Dich wieder, und Du zu wenig Post bekommst und das möchte ich doch vermeiden, hoffe allerdings, das Du mich auch nicht zu lange warten läßt, und mir immer gleich antwortest, denn sonst dauert es mit der Post noch länger und das wollen wir doch vermeiden, ja?
Was machst Du denn, bist Du schon wieder etwas dicker geworden? Was macht Deine Brust, ist sie immer noch so hart? Oder läßt es schon langsam nach, na, hoffentlich kommt alles wieder in Ordnung.

Was macht unser kleiner Werner? Macht er sich auch weiterhin noch schön heraus? Wilna! Du mußt Ihn mal wiegen, was machen die braunen Haare? Sind sie immer noch so braun oder nehmen sie tatsächlich langsam andere Färbung an? Schreibe mir…
[Annotation dans la marge page 1: Grüßen bitte auch an meinen Eltern und Großmüttern, und auch Bxxx Dein Erwin]


…doch bitte Bescheid und was macht sein liebes Organ, schreit er auch immer noch tüchtig, wenn Du ihn so unheimlich lange warten läßt? Na, hoffentlich, denn, das ist ja auch sein gutes Recht!
Wir, liebste Wilna! Gefällt Dir denn so allein zu Hause und im Bett, doch sicher genau so wenig wie mir xxx ja, das haut ja so nicht hin, nicht wahr? Da ist man verheiratet und hat nichts voneinander, na, hoffentlich dauert es nicht mehr lange bis zum Endsieg und dann würde es auch wesentlich anders werden, meinst Du nicht auch?
Was sagst Du zu dem Attentat auf unserem Führer, war doch eine maxxx Schweinerei, hat aber Gott sei Dank nicht hingehauen, man muss sich ja nicht wundern, dass es noch solche Idioten gibt und das es doch immer wieder vorbei geht, hoffentlich bleibt es auch weiterhin immer so, dann können wir froh sein.
Aber nun langsam Schluss, denn es ist schon fast 24:00, hoffe bei Euch meinen Lieben genau wie bei mir alles in bester Ordnung und grüße und küsse Dich meine liebste Wilna vielmals recht herzlich Dein Dich meines liebstes Frauchen sehr liebender Erwin


Ma chère petite femme !
Aujourd'hui encore U.r.D. (abréviation inconnue) Donc équipe de nuit c'est pour ça que j'ai aussi le temps et j'aimerais t'écrire quelques lignes sinon tu vas encore te plaindre que tu reçois trop peu de courrier et j'aimerais éviter ça, mais j'espère que tu n’en gardera pas grief et moi j'attends trop longtemps soit répond toujours la même, sinon ça prendra plus de temps par la poste et on veut éviter ça, oui ? (syntaxe étrange et difficilement traduisible)
Qu'est-ce que tu fais, as-tu encore un peu de gras ? Que fait ta poitrine, est-ce toujours aussi dur ? Ou est-ce que ça s'atténue lentement, eh bien, j'espère que tout ira bien à nouveau.
Que fait notre petit Werner ? Est-ce qu'il a toujours l'air bien ? Vilna ! Il faut le peser, que font ses cheveux bruns ? Sont-ils toujours aussi bruns ou changent-ils lentement de couleur ? Écris moi…
[Annotation dans la marge page 1 : Salutations s'il vous plaît aussi à mes parents et grands- mères, et aussi Bxxx votre Erwin]


... mais s'il vous plaît laissez-moi savoir et que fait son cher organe, crie-t-il toujours fort quand vous le faites attendre si incroyablement longtemps? Eh bien, j'espère, parce que c'est son droit aussi !
Nous, chère Vilna ! Vous êtes la seule à l‘aimer à la maison et au lit, mais sûrement autant que moi xxx oui, ça ne marche pas comme ça, n'est-ce pas ? Vous êtes mariée et n'avez rien l'un de l'autre, (NdT: Vous êtes mariée et ne pouvez profiter de l’autre (cad l’auteur du courrier) Eh bien, j'espère que ce ne sera pas long avant la victoire finale et qu'ensuite ce serait très différent, vous ne pensez pas ?
Que dites-vous de la tentative d'assassinat sur notre Führer, c'était un gâchis maxxx, mais Dieu merci ça n'a pas marché, il ne faut pas s'étonner qu'il y ait encore de tels idiots et que ça se répète encore et encore, J'espère que ça va continuer comme ça, alors nous pourrons être heureux.
Mais maintenant c'est fini, car il est presque minuit, j'espère que tout va bien avec vous mes proches comme avec moi et vous salue et vous embrasse très chaleureusement ma très chère Wilna.

Courrier 2 :
Feuillet I:
19.8.44

Meine liebe kleine Frau!
Entschuldige bitte meine schlechte Schrift, aber es geht vorläufig nicht anders.
Liege in St.Dizier im Feldlazarett, wurden am 18.8 gegen Mittag von zwei amerikanischen Jägern abgeschossen, wobei hat unsere Maschine gebrannt, kamen aber alle drei Mann gut heraus, unser Flugzeugführer ist unverletzt, Kurt (Lxxutje?) unser Beobachter liegt im Lazarett, hat zwei Durchschüsse im linken Arm und ich habe die rechte Seite verbrannt, die rechte Gesichtshälfte verbrannt und quer über die…


Ma chère petite femme !
Veuillez excuser ma mauvaise écriture, mais il n'y a pas d'autre moyen pour le moment.
Allongés à l'hôpital de campagne de St.Dizier, ont été abattus par deux chasseurs américains vers midi le 18 août, notre engin a brûlé, mais les trois hommes sont sortis sains et saufs, notre pilote est indemne, Kurt (Lxxutje ?) Notre observateur est à l‘ hôpital, a deux balles dans le bras gauche et je suis brûlé au côté droit et à la moitié droite de mon visage et à travers le ...


Feuillet II:
… Linke Gesichtshälfte einen Schnitt, das Auge ist zu, wahrscheinlich aber unverletzt, dann noch einen kleinen Splitter über dem linken Auge, im linken Arm noch ein paar Glassplitter, ist also weiter nicht schlimm brauchst Dich also nicht zu ängstigen, komme morgen wahrscheinlich im ein anderes Lazarett…

 


... côté gauche du visage je suis coupé, l'œil est fermé, mais probablement indemne, puis un petit éclat sur l'œil gauche, dans le bras gauche encore quelques éclats de verre, donc c'est pas si mal, alors n'aie pas peur, je viendrai probablement demain dans un autre hôpital...

 

Feuillet III:
…in der Gegend von Lyon.
Will nun langsam schliessen, denn mein Arm tut ziemlich weh.
Habe von Dir mein liebes Frauchen jetzt 2 Briefe erhalten, herzlichen Dank dafür.
Unser lieber kleiner Werner ist Deinen Briefen noch ja noch wohlauf, ist ja auch Heimatsache.
Für xxxx (commence peut-être par A) seit nun vielmals gegenxxx in der Hoffnung auf ein baldiges Wiedersehen in der Heimat.


... en région lyonnaise.
Je veux fermer lentement maintenant, parce que mon bras me fait très mal.
Ma Chérie j’ai reçu 2 lettres de votre part, merci beaucoup pour cela.
Notre cher petit Werner va encore bien selon tes lettres, c'est aussi une question de maison.

Pour xxxx (commence peut-être par A) contre xxx plusieurs fois dans l'espoir de les revoir bientôt à la maison.


Feuillet IV:
Für Dich mein liebstes Frauchen tausend Grüße und Küsse von Deinem Dich sehr liebenden
Erwin
Herzliche Grüße auch an unseren lieben Eltern u Großmütter sowie allen Bxxxxx Erwin


Pour vous, ma très Chère Maîtresse, mille salutations et bisous de votre très affectueux
Erwin
Chaleureuses salutations à nos chers parents et grands-mères ainsi qu'à tous les Bxxxxx Erwin

 

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Comme nous vous venez d’entrer dans l’intimité d’un couple en temps de guerre. Deux jeunes adultes, Wilna et Erwin JAHN, sont apparemment parents depuis peu d’un garçon nommé Werner. Les préoccupations sont celles de tous les géniteurs depuis sans doute l’aube de l’Humanité : santé, croissance, faim et vitalité. Laissons cet aspect à ces jeunes gens et considérons les éléments historiques même si de fait les deux finissent par être liés en ces temps troublés.

Le contexte et les faits :
Les deux courriers sont écrits en juillet et août 1944, à la fin de la présence allemande dans le sud de la France. Le II./KG 26 est fortement éprouvé par ses missions au-dessus de la Manche, contre la flotte alliée au large de la Normandie et sa campagne de surveillance/destruction des convois méditerranéens. A partir du 15 août cette unité est jetée dans une mission impossible à réaliser : détruire les navires de la flotte du débarquement de Provence.


L’auteur (Erwin), est mitrailleur/mécanicien au sein d’un équipage de Ju 88 du II./KG 26 basé à Valence-la-Trésorerie. Il écrit le premier courrier durant une pause opérationnelle de son unité (18->26 juillet 1944). Ce qui le préoccupe au plus haut point est l’attentat contre le Führer en date du 20 juillet. Loin d’ébranler son engagement il fustige les complotistes et croit en la victoire finale, ce qui lui permettra de retrouver sa famille. Il n’est pas le seul, ce
sentiment est majoritaire chez les combattants allemands sur le front de l’ouest comme en témoigne la lecture des courriers de l’époque (À découvrir dans "Lettres de la Wehrmacht", Moutier et Chassain, Ed. Perrin, 2014).

 

Le second courrier est de loin celui qui nous apprend le plus de choses. Datée du 19 août 1944, la lettre contient un témoignage sur les événements de la veille. L’appareil d’Erwin a été abattu par deux chasseurs américains. Lui-même est sérieusement blessé. Il est soigné à l’hôpital de Saint-Dizier et doit être convoyé prochainement à Lyon pour des soins supplémentaires.


Arrêtons-nous sur le problème de localisation. Saint-Dizier en Haute-Marne est à éliminer d’office : le KG 26 n’a rien à faire dans le nord de la France à ce moment. Ses dernières missions sont tournées vers la flotte alliée sur les côtes du Var (débarquement de Provence). Il nous reste alors à chercher un « Saint Dizier » dans le sud de la France, dans une zone non libérée le 19/08/44. Il y en a deux : « Saint-Dizier en Diois » et un autre vers Grenoble. C’est le premier endroit qui retient notre attention puisqu’il a hébergé jusqu’au 21 août 1944 un Feldlazarett (Hôpital de campagne). Ceci rend plausible le futur transport vers la capitale des
Gaules puisque ce fut le sort de tout résident de cette antenne médicale.

Cherchons du côté de l’appareil abattu. Les archives du KG 26 sont quasiment inexistantes, surtout à mesure que l’on s’approche du départ de l’unité vers le Reich (19, 20 et 21 août 1944). Le registre des pertes de la Luftwaffe nous apprend que deux Ju 88 ont été perdus le 18 août lors d’une attaque menée contre la flotte alliée au large du Var par 11 bimoteurs. La précision quant au moment de l’attaque reste floue: nuit, aube ou matinée … Un appareil
tombe en mer Méditerranée et son équipage n’est pas récupéré, l’autre est abattu par un chasseur et tombe à Plan d’Orgon (Bouches-du-Rhône) en territoire encore controlé par les troupes allemandes. En revanche les sources américaines relatent qu’une paire de chasseurs de reconnaissance (111th TRS) a croisé la route de plusieurs bombardiers de la luftwaffe et en a abattu un (1/Lt Nicholson à bord du North American P-51C-5-NT, codé « NH », serial 42-103388). Le combat s’est tenu dans la matinée entre 9 et 10h au-dessus d’Orgon. Il s’agit donc de l’épisode narré par Erwin.
En fouillant un peu plus nous apprenons que le Ju 88 appartient au 5./KG 26 et qu’il est immatriculé « 1H+NN ». Le WkNr demeure inconnu.

Junkers Ju 88A-17 immatriculé 1H+NN, WkNr inconnu, du 5./KG26. C'est dans cet appareil que se trouvait Erwin Jahn le 18 août 1944 lorsqu'il a été abattu par le 1st Lt Nicholson 

Photographie des pilotes du 111th TRS en août 1944, devant un Mustang de leur unité. Le 1st Lt Nicholson est le premier à gauche. 

Mustang P-51C du 1st Lt Nicholson. Photo prise à Dijon-Longvic, octobre 1944

Qui est Erwin ?
L’identité de l’auteur reste un mystère : un éventuel Erwin Jahn restant inconnu dans l’état des archives en notre possession. Nous trouvons un certain Fw. Jahn, Edwin disparu en mer du Nord lors d’une mission du 1./KG 26 le 14/12/1944 mais il est difficile de faire le lien. Nous ne connaissons pas la suite de l’histoire puisque seules deux lettres peuvent être reliées et qu’il ne s’agit pas de l’étendue de la correspondance entre deux personnes.
Si vous avez des informations, remarques ou objections : nous sommes preneurs !

 

L’ambiguïté d’une investigation

Pour être tout à fait honnêtes avec nos lecteurs nous devons avouer avoir hésiter à livrer le contenu d’une relation épistolaire. Même si rien ne demeure irrévérencieux pour chaque protagoniste, même si ces derniers doivent désormais reposer du sommeil des justes, il ne demeure pas moins que le contenu du courrier, dans son essence première, était destiné à rester dans le cercle de l’intime entre l’auteur et la destinatrice. Nous aurions pu uniquement énoncer le résultat factuel de notre enquête à savoir : tel pilote américain a abattu tel bombardier allemand ce jour à cette date. Pourquoi avoir alors profané le sceau
du secret qui recouvrait ces écrits ? Parce que depuis le début de notre travail nous ne nous contentons pas de lier des machines à des faits historiques. Notre intérêt premier est de rendre lisible la vie des hommes et des femmes qui agirent, subirent ou témoignèrent des événements du second conflit mondial. Car au-delà de ce bornage temporel, le sort de tout un chacun dans une période trouble et meurtrie se trouve indubitablement lié au chaos de l’époque. Wilna et Erwin étaient allemands. Ils auraient pu s’appeler sans distinction Winifred et Eduard, Albertine et Antoine, Anastassia et Dimitri …

Il n’est pas question ici de camp, de bien et de mal ou de justification de l’implication. Dans les conflits passés, présents et futurs, en conscience, les humains partagent, dans une communauté de souffrance, les aléas de l’Histoire.

 

N. & JF KAUFFMANN octobre 2022